Le Dr Élisabeth Hubert, présidente de la FNEHAD et ancien ministre, a été interviewée par le Laboratoire d’idées santé autonomie (LISA), dans le cadre de leurs réflexions sur les questions de territorialisation en santé.

Retour sur cette interview.

 

Comment analysez-vous l’évolution de l’autonomie des collectivités locales et la “posture jacobine” de l’Etat en matière de santé et de soutien à l’autonomie pendant la crise sanitaire ?

Par nature, je suis plutôt jacobine et perplexe vis-à-vis de la décentralisation. Mais force est d’avouer que le jacobinisme a des inconvénients de plus en plus visibles, notamment l’inadéquation avec les réalités et les aspirations territoriales. Cet éloignement est parfois accentué par la méconnaissance du terrain des administrations centrales dont la posture est trop souvent celle du sachant et insuffisamment celle de l’écoute.

La crise sanitaire a illustré le mauvais côté de l’Etat central, qui a trop voulu tout faire. Par exemple, la logistique et l’achat (des masques, des tests, des vaccins) ne sont pas des missions d’Etat. On aurait dû confier ces tâches à des personnes dont c’est le métier, ou qui en ont une grande expertise quotidienne. Il a beaucoup été question du recours du ministère de la Santé à des cabinets de consultants. Selon moi, les experts en logistique sont en entreprise ou dans certains ministères tels que celui de la Défense.

Devrait-on pour autant tout déléguer aux collectivités territoriales ? Je ne le pense pas. Nous ne sommes pas un pays fédéraliste comme l’Allemagne – qui n’échappe d’ailleurs pas aux critiques de ses citoyens ! Le poids des logiques électoralistes est tentant au niveau des territoires. On le voit dans certaines régions : aujourd’hui certains élus réclament un confinement… ou pas, alors qu’ils étaient contre… ou pour trois semaines avant ! Ces prises de position contradictoires sur un sujet sanitaire sont émises sous la pression de l’opinion ou au nom d’intérêts économiques. Il faut d’ailleurs avouer que cette ambiguïté concerne aussi l’échelon national…

Concernant l’autonomie, je n’ai jamais vraiment été en faveur des départements ; j’ai plutôt plaidé pour leur suppression dans ma vie politique passée. Ma position aujourd’hui est moins tranchée. Néanmoins, le modèle actuel de prise en charge de la dépendance n’est pas le bon : il faut supprimer la dichotomie entre ARS et départements et se donner les moyens de développer une vraie politique de prise en charge des personnes âgées à domicile ou institution, mélangeant sanitaire et médico-social et respectant le choix des personnes concernées et de leurs familles. Le volant médical du médico-social doit être repris en main par les ARS, et les EHPAD doivent devenir des lieux d’hébergement impliquant des spécialistes de la construction de bâtiment, de l’hôtellerie, de la restauration… Le métier du soin est un autre métier.

Ce n’est donc pas binaire : il faut prendre le meilleur des deux, en respectant les compétences de chacun.

Une spécificité du système de santé français est la pluralité d’agences, de hauts conseils, de hautes autorités. Pensez-vous qu’il y a trop d’organismes de ce type, ou bien que cette pluralité est nécessaire ?

Très clairement, il y en a trop ! Cette multiplication de conseils et comités relève là encore d’arrière-pensées électoralistes, pour s’attirer les faveurs de tel ou tel groupe de citoyens. On le voit bien avec le Comité des usagers sur la vaccination, qui est inutile : comment voulez-vous que des personnes tirées au sort aient un avis sur la campagne de vaccination, alors même que les spécialistes eux-mêmes ont du mal à se faire une idée claire ?

Les pays étrangers sont de bons exemples à ce sujet. Aux Etats-Unis par exemple, il y a peu d’organismes, et la parole sur le vaccin a été incarnée par un scientifique [Dr Anthony Fauci] que personne n’a contesté… en dehors de Donald Trump. Idem en Grande Bretagne, en Italie… En France, la parole a essentiellement été incarnée par les politiques et en particulier le ministre de la Santé. Cela est obligatoirement source de contestations, car plane la suspicion d’arrière-pensées. Il aurait fallu, dès le début de la crise, un scientifique neutre et très bon communicant dont la parole ne puisse pas être remise en cause.

Il faut donc réduire le nombre d’organismes, commissions et comités et chercher comment doit être incarnée la parole scientifique. Ensuite, il est du rôle du politique de décider.

Les associations sont historiquement en pointe dans la conduite des politiques en matière de handicap. Les associations devraient-elles avoir un rôle plus important dans l’élaboration des politiques de santé ?

Dans le domaine du handicap, les associations ont eu une influence considérable sur les diverses lois votées dans ce domaine. Elles sont très présentes et sont à la fois impulseurs de la politique du handicap et artisans de leur mise en œuvre opérationnelle. L’APF[1] et l’UNAPEI[2], par exemple, outre leur mobilisation associative, gèrent des établissements. Il faut par contre se garder de l’entre soi et accepter de s’ouvrir à des partenaires ayant d’autres compétences. Je prendrai l’exemple de l’hospitalisation à domicile, dont les établissements interviennent très peu dans les lieux de vie des personnes en situation de handicap. C’est une erreur car l’expertise des professionnels de santé de ce secteur sont complémentaires de celles des professionnels du handicap, et cela permettrait d’éviter bien des hospitalisations en hôpital ou clinique, profondément déstabilisantes pour ces patients.

Mais de notre côté, nous acteurs de l’HAD (Hospitalisation à domicile), ne prenons sans doute pas suffisamment le temps de dialoguer avec le monde du handicap.

Sur le domaine plus large du rôle des associations, elles doivent effectivement avoir une fonction plus large et être davantage associées à la politique de santé du pays.  Mais laissons aussi les scientifiques travailler en toute indépendance. On ne peut imaginer que les choix de santé ne soient conduits qu’en vertu de besoins conjoncturels ou de pressions exercées par des groupes de patients. Ce serait la négation de la recherche fondamentale et un risque de voir abandonnée la recherche en faveur de traitements contre des maladies rarissimes.

Comment peuvent se positionner à l’avenir les investisseurs institutionnels et les opérateurs (assureurs, foncières, groupes prestataires de services, professionnels organisés) sur des enjeux clés comme le numérique, le domicile, l’organisation des soins de ville ?

Une des leçons qui sera à tirer de cette crise est de voir comment auraient pu mieux s’articuler les différents dispositifs sanitaires et ce qu‘il convient de faire pour que disparaissent les frictions entre les professionnels libéraux, les professionnels hospitaliers, les prestataires, les assurances…

Au cours de cette crise, je n’ai pas vu les assureurs proposer d’accompagnement opérationnel et les initiatives sont venues des acteurs impliqués dans les métiers du soin. Mais était-ce leur rôle ? Je ne le crois pas  : selon moi, les assurances et mutuelles sont pertinentes pour les sujets de prévention, mais moins pour le reste.

Il faut repositionner les différents acteurs de façon cohérente, harmonisée et surtout concertée. Les délégations départementales des ARS doivent davantage jouer un rôle de médiateur, « d’accoucheur ». Leur rôle est de mettre autour de la table tous les acteurs, pour qu’ils apprennent à se connaître et à travailler ensemble. La plupart du temps, les oppositions et les frictions viennent de mutuelles méconnaissances ! De plus, les outils numériques et leur usage en distanciel, expérimentés durant cette crise, seront facilitateurs de ce dialogue.

L’accès aux services de soins primaires est une question majeure du système de santé. Outre la question des lits disponibles dans les hôpitaux, la crise sanitaire a mis l’accent sur les inégalités d’accès aux soins primaires sur le territoire. Comment faciliter l’accès à ces soins après la crise ? Quels nouveaux rapports aux soins de proximité sont envisageables pour les patients à l’avenir ?

 

Il y a onze ans, missionnée par le Président de la République, Nicolas Sarkozy, j’ai publié un rapport[3] sur la médecine de proximité. J’avais alerté sur l’urgence à prendre des mesures et proposé trois types de mesures de court, moyen et long terme, toutes à engager immédiatement.

Les deux mesures de long terme étaient la formation médicale et la numérisation du pays dans le domaine de la santé. Un des éléments de ce plan de transformation numérique était l’interopérabilité des systèmes d’informations, qui était déjà faisable à l’époque mais qui n’a été lancée qu’il y a un an.

Concernant la formation des médecins, l’urgence était d’améliorer l’attractivité de la médecine générale et de redonner de l’appétence pour la médecine de proximité dans les territoires où la démographie médicale induisait déjà un manque de praticiens. Une des idées était d’envoyer, tous frais payés, les étudiants en médecine dans ces territoires ruraux dès leurs premières années d’études, afin observer la qualité de la relation de proximité instaurée avec les patients dans les hôpitaux, cabinets de médecine générale, maisons de santé… Cela aurait permis de montrer aux étudiants, souvent citadins, qu’il y a aussi une vie à la campagne et que toutes les communes ne sont pas dépourvues d’écoles, de commerces et autres lieux de vie ! Mais ces mesures préconisées dans le rapport n’ont pas été mises en place. Elles sont toujours pertinentes aujourd’hui, peut être encore plus aujourd’hui où le télétravail se développe rendant moins problématique le sujet du travail du conjoint, à distance des grandes villes.

Les mesures de moyen terme proposées concernaient le partage des compétences. Le rapport proposait notamment que les infirmiers développent de nouvelles compétences plus larges que celles exercées dans le soin, allégeant ainsi le temps de travail des médecins et permettant à ces derniers de se recentrer sur leur véritable valeur ajoutée.

Sur ce point, la crise a eu deux effets favorables, en montrant l’importance des fonctions de tous les professionnels non-médecins, comme les infirmiers et aides-soignants. Il ne faut en effet pas oublier que lorsqu’on parle de créer des lits de réanimation, nous n’avons pas besoin de matelas mais de professionnels pour œuvrer au chevet des patients. Il faut rendre plus polyvalents les personnels habituellement affectés dans des services qui, lors d’urgences sanitaires, seront moins sollicités… Mais cette adaptabilité et le partage des compétences rencontrent une grande résistance, tout changement étant ressenti comme anxiogène et perturbant – alors que ce sont des clés essentielles pour moderniser notre système de santé !

Le deuxième bénéfice de la crise a été le distanciel : sur un vaste territoire, avec une ressource médicale rare, les médecins perdent du temps s’ils vont voir chaque patient à domicile ! Certains cas nécessitent bien évidemment que le médecin se déplace, mais pour de nombreux autres la télémédecine est parfaitement adaptée. Cette télémédecine ne doit pas se faire de façon désincarnée : il faut un professionnel de santé (infirmier(e) ou un(e) aide-soignant(e) selon la situation) au chevet du patient, et le médecin doit prendre le temps d’expliquer le contexte et le choix d’utiliser le numérique, de laisser le patient poser des questions… La télémédecine garde ainsi sa dimension humaine tout en faisant gagner du temps, fût-ce simplement celui du déplacement ! La crise a fait lever les barrières dans ce domaine. Dans certains établissements d’HAD, l’usage d’un WhatsApp sécurisé (PandaLab) a permis d’échanger en temps réel entre professionnels hospitaliers libéraux et HAD, et de sécuriser les informations concernant les patients. Il y a un an, cela ne se faisait pas !

 

Propos recueillis par Julie Jolivet et Manon Bergeron le 25 février 2021.

 

[1] APF France Handicap, anciennement appelée Association des paralysés de France.

[2] Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis.

[3] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/104000622.pdf

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